mercredi 23 décembre 2015

Un été dans la sierra

John Muir Un été dans la sierra. - Hoëbeke, 2014.

Ç'aurait pu être Monsieur Camille, ce n'est rien moins que John Muir, naturaliste amoureux, l'un des tout premiers promoteurs des Parc Nationaux aux États-Unis et fondateur du Sierra Club, la plus ancienne association écologique américaine, unanimement célébré de l'autre côté de l'eau. Né en 1838 en Écosse, émigré très tôt aux USA, il étudie comme il peut mais avec ardeur et se passionne pour les sciences naturelles et la botanique. En 1869, ayant l'occasion d'accompagner la transhumance d'un troupeau de moutons dans les montagnes qui dominent la Yosemite Valley, en Californie, il passe un été de rêve, qui le marquera à jamais et déterminera tout le reste de sa vie, consacrée à la défense d'une nature sauvage qu'il devine déjà menacée par le tourisme et l'industrialisation. Si l'on peut être agacé, parfois, par l'exultation systématique dont il est saisi devant chaque paysage, l'on n'en sera pas moins indulgent eu égard à la complète sincérité d'un véritable amoureux de la nature, aussi attentif à la moindre fleurette qu'au plus orgueilleux séquoia, toute faculté d'émerveillement immédiatement disponible pour le moindre petit miracle, pourvu qu'il soit de la nature. Sans compter que, chose assez rare pour un auteur d'un siècle où l'amour de la nature se résumait parfois un peu vite à lui tirer dessus, le fanatique de la gâchette ne prend jamais le pas sur l'ami des animaux. John Muir ne chasse pas et n'aime pas ça. On le verrait même assez bien préférer sans trop l'avouer les ours et les loups aux moutons qu'il conduit... Seule ombre au tableau, le jugement qu'il porte sur les Amérindiens qu'il croise, entaché de préjugés et d'autant moins amène qu'il les connaît mal et que ceux qu'ils rencontrent, spécimens californiens tardifs déjà fortement attaqués par l'alcool et la démoralisation, sont effectivement assez loin de l'archétype du "bel Indien" des Plaines cher à John Ford. À ranger à côté de Henry David Thoreau, en exergue au moderne nature writing.

jeudi 29 janvier 2015

Duerme

Carmen Boullosa Duerme : l'eau des lacs du temps jadis. - L'Atalante, 1997.

Quel rapport, a priori, entre le Mexique de la conquête espagnole et notre bon vieux Plateau ? Aucun, sinon, le personnage principal de ce court roman de Carmen Boullosa. Entrevue déjà dans Eux les vaches, nous les porcs, Claire de Fleurcy est une autre Lu, enfant de putain et brièvement putain elle-même, s'habillant en homme et bien décidée à changer de vie en venant en Amérique en compagnie de pirates français. Enlevée alors qu'elle se trouve à Mexico, elle est destinée à être secrètement substituée sur la potence à un noble en disgrâce. Mais une servante indienne verse dans ses veines "l'eau des lacs du temps jadis", une eau miraculeuse qui la rend immortelle mais fait également d'elle une autre Belle au bois dormant pour peu qu'elle s'éloigne de la ville. Et c'est tout, ou presque, sinon qu'elle mettra à elle seule une armée indienne en déroute, aimera une belle actrice italienne et en sera aimée et s'endormira pour 25 ans sous la garde d'un poète amoureux, tandis que s'agite autour d'elle un Mexique en proie au chaos des commencements, entre la ruine d'une communauté indienne naguère florissante et toute pleine d'une magie inconnue des chrétiens et l'avidité fanatique et cruelle de ces derniers. Héroïne picaresque malgré elle, le plus souvent absente à elle-même et jouissant, au fond, de cette absence, Claire se retrouve ballottée entre ces deux mondes au fil fluctuant d'identités imposées selon les besoins de l'une ou l'autre des factions dont elle est le jouet. Ainsi, d'un personnage potentiellement pourvu de toutes les qualités qui font un bon roman d'aventures, Carmen Boullosa fait-elle une héroïne étonnamment involontaire, au prix d'un paradoxe qui ravirait notre Lulu et me fait regretter de ne pas l'avoir prénommée Claire.

Zomia

James C. Scott Zomia ou L'art de ne pas être gouverné. - Seuil, 2013.

La Zomia est une notion géographique récente. Il s'agit d'une zone environ vaste comme l'Europe, qui couvre une grande partie de l'Asie du Sud-Est, à cheval sur plusieurs Etats, de l'Inde à la Chine en passant par la Birmanie, la Thaïlande, le Laos et le Vietnam.
Très accidentée, les collines de cet ensemble ont servi pendant des siècles de zone refuge à une très grande diversité de peuples dont la principale caractéristique commune aura toujours été un extrême souci d'indépendance, au mépris, parfois, de tout intérêt pratique ou économique. Selon le schéma évolutionniste classique, ces peuples des collines, qu'on les nomme Hmong, Karènes, Lisu, Miao..., ont longtemps passé pour les ultimes représentants d'un mode d'existence archaïque, supplanté par le mode "évolué" de l'agriculture sédentaire. Selon James C. Scott, il n'en est rien : tout laisse au contraire à penser que le mode de vie des habitants des collines serait bien plutôt une construction contemporaine de la formation des Etats, une sorte d'art de la fuite à l'usage de communautés et d'individus réfractaires à toute idée d'autorité centrale. A l'Etat-Rizière soucieux d'accroître et de fixer sa population s'opposeraient les Collines, dans un échange constant de biens et de personnes, au fil des intérêts économiques et politiques de chaque communauté. Gagner les collines serait donc d'abord un choix, forcé ou non, mais toujours motivé par une volonté d'émancipation dont le livre, au fil d'analyses précises et argumentées, dévide les multiples stratégies : extrême mobilité des habitants, volatilité de l'autorité communautaire, diversification des moyens de subsistance, flou soigneusement entretenu des identités ethniques selon les besoins du moment et jusqu'au refus assumé de l'écriture, essentiellement vécue comme un moyen de contrôle supplémentaire. Face au "civilisé" des plaines, cloué à sa rizière, imposable et corvéable, le sauvage des Collines représente à la fois plus et mieux qu'un simple double inversé : un recours.
Professeur de sciences politiques et d'anthropologie à l'université de Yale, James C. Scott, à l'instar d'un Howard Zinn ou d'un Richard White, est l'un de ces intellectuels qui remettent en cause l'histoire étatico-centrée dont nos civilisations font bien souvent leur socle, pour la rendre à des populations dont la vérité est souvent bien moins rectiligne que ceux qui y ont intérêt voudraient nous le faire croire.


Archaos ou Le jardin étincelant

Christiane Rochefort Archaos ou Le jardin étincelant. - Grasset, 1999.

Bordel n'est pas mortel
Alors que l'ordre l'est.

À quoi bon écrire Les Délaissés quand on s'aperçoit soudain qu'ils le sont déjà depuis des années, et bien mieux que nous ne le ferons jamais ?
Non pas qu'à première vue le roman de Christiane Rochefort ressemble en quoi que ce soit à notre projet, mais parce qu'il constitue la plus jouissive utopie qu'il m'ait jamais été donné de lire et quà ce titre le petit royaume d'Archaos pourrait bien représenter ce qu'aurait être notre Plateau, si, fous que nous sommes, nous ne nous piquions d'un quelconque "réalisme".
Tout comme le Plateau se présente comme un trou dans la géographie - une sorte de non-lieu, si l'on veut, Archaos est un trou dans l'Histoire, "entre la fin des Temps Barbares et le commencement des Temps Barbares", volontairement occulté par ceux qui avaient tout intérêt à faire disparaître un si mauvais exemple.
Car Archaos, c'est avant tout le récit d'une déprise, générale et systématique, de tous les liens qui nous enserrent, qu'ils soient économiques, politiques, sexuels ou religieux. Une déprise et non une libération car les personnages d'Archaos ne sont pas des lutteurs. De splendides feignasses, plutôt, carburant davantage au bon sens qu'à la dialectique et à la bienveillance nonchalante qu'à la lutte des classes. Lorsqu'il succède à son père, le despotique Avatar II, le prince Govan n'a pas vraiment d'idées sur la question. Il est surtout soucieux d'épargner un mariage forcé à sa sœur jumelle, l'adorable Onagre dont il est amoureux de toute éternité. Il lui faudra pour cela déjouer les pièges que lui tendent les princes des royaumes voisins et apprendre à gouverner d'une façon toute nouvelle, à l'aide d'une armée de personnages tous plus loufoques les uns que les autres (pas loin d'une centaine), du rebouteux Analogue au saint moine (et spectre) Érostase, en passant par l'inépuisable étalon-geôlier Malafoutre, Héliozobe le peintre-brigand, ascète et pédéraste, Désirade et autres dames du bordel, entre les mains desquelles doit passer tout membre du nouveau Conseil pour être certifié, le bouillant écuyer Ganidan, perpétuellement tenu en laisse par la tendre reine Avanie, sans compter une tribu de rats, quelques chats transformistes et les meilleurs chevaux du pays.
On le voit, Archaos se laisse difficilement résumer, qui emprunte autant au conte, aux romans de chevalerie et à Rabelais qu'à Voltaire, pour la concision toute en ironie d'un style dont le brio ne se retrouve plus guère aujourd'hui que chez un Chevillard. Car Archaos, et c'est là sa grande force, est surtout un roman incroyablement drôle. Très loin de tout ce qu'on aurait pu redouter de fumées baba-cool (le livre date de 1972) et contrairement à trop d'anarchistes autoproclamés, Christiane Rochefort n'oublie pas de rire. Au rebours d'un Sade ou d'un Bataille, la subversion ne passe pas chez elle par la transgression ou l'inversion des valeurs, mais par un tranquille pas de côté qui souligne à coup sûr leur ridicule. Les gens d'Archaos ne sont ni des révoltés ni des rebelles, ils ont juste décidé de ne pas se laisser pourrir l'existence. On ne supprime pas les lois : on en promulgue au contraire à l'envi, parce que c'est drôle et que ça ne sert à rien. On ne s'attaque pas au gouvernement : chacun, au contraire, pourra en faire partie s'il est jugé bon amant. Si l'on supprime l'argent, c'est parce qu'il n'y en a plus besoin, puisque tout est gratuit. De même, enfin, on aime Dieu, infiniment, jusqu'à lui rendre grâce pour la moindre turlute.
Ainsi entre-t-on dans l'Utopie, tout allégé de nos carcans. En faisant le choix définitif de l'improvisation, pourvu qu'elle soit joyeuse, Archaos se découvre libre sans avoir eu besoin de le promulguer. En ce sens, ce n'est pas seulement un jardin, c'est bien aussi un délaissé, mais un délaissé qui a réussi : d'ailleurs, les seules orties qu'on y trouve sont celles où ont échoué l'État, le Capital et le Patriarcat. À part quoi elles font une soupe délicieuse.

Tarnac, Magasin général

David Dufresne Tarnac, Magasin général. - Calmann-Lévy, 2012.

Pour toutes les raisons qui sont à l'origine de nos Délaissés, il n'était évidemment pas question de passer à côté de ce livre. Le journaliste indépendant David Dufresne, auteur notamment de l'étonnant webdocumentaire Prison Valley, a "couvert" dès le début l'affaire de Tarnac, sans doute l'une des plus symptomatiques de ces dernières années dans ce qu'elle agite de passions et de manipulations de tous ordres. En allant à la rencontre de tous les protagonistes, y compris magistrats et policiers et en reprenant un à un chaque élément de l'enquête, jusqu'aux procès-verbaux de filature et d'interrogatoires, David Dufresne ne cherche bien évidemment pas à décider de la culpabilité ou non des "de Tarnac" quant aux faits qui leur sont reprochés, mais bien plutôt à comprendre comment et, surtout, pourquoi une affaire aussi mineure en elle-même a pu prendre de telles proportions. Ce qu'il interroge, sur fond de guerre des polices, c'est l'emballement d'une machine politico-médiatique dont les dirigeants jouent à se faire peur, les dysfonctionnements - ou, plutôt, le trop bon fonctionnement d'un appareil répressif dont le seul tort, finalement, est de se voir mis en lumière par des circonstances exceptionnellement favorables aux accusés. Où est la vérité ? On ressort de cette lecture sans avoir forcément mieux compris le fond de l'affaire mais avec le sentiment d'avoir soulevé une grosse pierre sous laquelle s'agite toute une faune d'habitude invisible et vaguement répugnante. On aura surtout perçu la très grande singularité de ce dont bon nombre de gens, d'un côté comme de l'autre, ont fait très vite une affaire personnelle. Et c'est la grande originalité de ce livre sans scoops que de mettre en avant l'implication des protagonistes, jusqu'à l'auteur lui-même, qui n'hésite pas à entrer dans le champ à la manière du journalisme gonzo pour mieux mettre son propre rôle en perspective, avec ce que cela suppose d'empathie, de subjectivité et, peut-être, d'intoxication. Car de l'intox, il y en a certainement de la part des uns ou des autres. Une guerre est en cours et ce livre ne prétend pas s'en extraire. David Dufresne sait que, quelles que soient ses précautions, son livre peut être instrumentalisé pour devenir l'un des éléments de cette guerre. En bon correspondant, s'il ne prend pas parti, il ne refuse cependant pas de choisir son camp. Celui des vivants. Le nôtre.

Atlas des îles abandonnées

Judith Schalansky Atlas des îles abandonnées. - Arthaud.

Il est des livres qui sont des déclencheurs d'imaginaire. Les atlas y ont leur part. Qui, devant leurs cartes bariolées, n'a jamais rêvé d'expéditions lointaines, de haute mer et de cargos, de lentes caravanes cheminant à travers montagnes et déserts ? Pamir, Samarcande, Paramaribo... Qui pour résister à la magie des noms, répandus sur la page comme un sac de graines dont chacune contiendrait une légende ? Mais combien pour savoir d'avance qu'on ne trouvera pas ce qu'on cherche ? Que les seules taches blanches sur la peau du monde sont désormais celles des camping-cars du tourisme organisé, planifié, tarifé et qu'en parvenant à Machu Picchu, on a bien plus de chances de tomber sur un car de vieux en goguette que sur l'esprit de l'Inca. Les ultimes aventuriers seront donc des voyageurs en chambre, selon la définition qu'en donnait Mac Orlan dans son Petit manuel du parfait aventurier. Ce livre est fait pour eux. Il recense une cinquantaine d'îles parmi les plus inhospitalières du monde, îlots battus par les tempêtes, tas de cailloux sans la moindre végétation, à l'écart de toutes les routes maritimes... Et s'il donne bien quelques indications sur leur localisation, l'histoire de leur découverte et de leur éventuel peuplement, il privilégie surtout la légende. Une anecdote significative évoque bien mieux la désolation que n'importe quelle donnée géographique. On retrouve quelques noms connus, comme l'Île de Pâques ou cette Île Pitcairn où trouvèrent refuge les mutinés de la Bounty. D'autres le sont beaucoup moins, comme Saint Kilda, au large des Hébrides où, jusqu'à la fin du XIXe siècle, les deux-tiers des nouveaux-nés mouraient d'un mal mystérieux, ou bien Christmas, au nord-ouest de l'Australie où, chaque année en novembre, 120 millions de crabes rouges prennent le chemin de la mer et se font décimer en route par les fourmis folles jaunes réunies en supercolonie. Et l'on mesure combien facilement l'île peut tourner à la prison, combien l'isolement devient propice à toutes les folies, des plus utopiques aux plus meurtrières et combien, finalement, on n'est pas si mal que ça dans son canapé. L'auteur ne cite pas ses sources et c'est tant mieux, au fond. Libre à ceux qui le veulent de prolonger leur lecture en faisant leurs propres recherches. Quant aux autres, la tête pleine de rêves, ils refermeront ce livre et le rangeront près des albums de François Place et des merveilleux Manuscrits d'Imago Sekoya.
Un mot sur la forme : écrivain et designer, Judith Schalansky a reçu pour ce livre le Prix du plus beau livre allemand en 2009, et c'est justifié. Imprimé en une impeccable trichromie (noir/gris, gris bleu, orange) et rigoureusement mis en page et typographié, L'atlas des îles abandonnées n'est pas seulement un documentaire. C'est également un magnifique objet, à la limite de la bibliophilie, bien au-dessus, en tout cas, de ce qu'on a coutume de nommer "beaux livres". Seul bémol, dû sans doute à la traduction française, la préface totalement inutile d'Olivier de Kersauzon, dont le nom m'évoque plus facilement les grosses têtes de Philippe Bouvard que les 40e rugissants.

Brouillon pour un dictionnaire des amantes

Monique Wittig & Sande Zeig Brouillon pour un dictionnaire des amantes. - Grasset, 2011.

Jamais réédité depuis sa première parution en 1976, voici que ressort le Brouillon pour un dictionnaire des amantes et je l'ajoute immédiatement, des deux mains et sans barguigner à la Bibliothèque des Délaissés.
Ecrivain et activiste, Monique Wittig fut une pionnière du féminisme français, l'une des fondatrices du MLF, qu'elle ne tarda pas à déborder sur sa gauche en posant ouvertement la question lesbienne et en créant divers groupes "dissidents" (les Petites marguerites, les Gouines rouges, les Féministes révolutionnaires...) Plus tard, installée aux États-Unis elle investit le champ des gender studies et de la queer theory, ce qui l'amène, en 1978, à prononcer sa célèbre formule : "les lesbiennes ne sont pas des femmes" (i.e. la notion de femme n'est qu'une construction, un rôle social qui ne prend sens que dans le cadre de la relation hétérosexuelle de domination). C'est cela même qui est au cœur de ce Brouillon même si, au premier abord, il peut paraître un peu marginal vis-à-vis de l'œuvre littéraire et théorique de Monique Wittig. En contrepoint des Guérillères et de La pensée straight, il se propose rien moins que de fonder une véritable mythologie du lesbianisme, de manière à la fois sérieuse et souvent amusée, comme on savait parfois l'être en ces années politiques. D'une entrée à l'autre, reprenant parfois des passages entiers comme une sorte de litanie, s'inspirant aussi bien des Grecques que de leurs contemporaines, Zeig et Wittig égrènent sans l'épuiser l'interminable chapelet des tribus et des Empires, dessinent en pointillé le terrain de jeu d'un Âge d'or où combattaient et s'aimaient les antiques Amazones, avant qu'un "très grand nombre d'amantes rompant l'harmonie originelle se sont appelées des mères". Il y a quelques chose d'intensément jubilatoire à cette recréation du monde - cette récréation du monde, pourrait-on dire, tant le plaisir pris à l'écrire est visible à chaque ligne. Le plaisir ou peut-être la même joie désinvolte que dut ressentir un jour celle qui, à la question de savoir comment naîtraient les petites Amazones d'une société sans hommes, répondit avec tout l'aplomb que confère l'évidence : "par l'oreille".

dimanche 18 janvier 2015

Les sentiers de l'utopie

Isabelle Fremeaux, John Jordan Les sentiers de l'utopie. - La Découverte, 2012.

Au XIXe siècle, les jeunes Anglais fortunés avaient coutume d'achever leur éducation par ce qu'on appelait alors "le grand tour", qui les voyait visiter au pas de course ce qui se faisait de mieux en Europe en matière d'art et de culture. Isabelle Fremeaux et John Jordan ne sont pas de jeunes Anglais fortunés, mais des activistes que l'on imagine bien connus des services de police. C'est pourtant bien à une sorte de grand tour à leur façon qu'ils se sont dédiés pendant sept mois, le temps de fignoler ce documentaire, à la recherche de tout ce que le vieux continent pouvait offrir à l'amateur d'utopies en état de marche. Pas tout à fait tout, bien sûr, mais un large échantillon et une assez belle palette, qui va d'une école anarchiste espagnole aux vétérans de Longo Maï et de Christiania, en passant par plusieurs communautés agricoles, un Notre-Dame-des-Landes britannique, un village andalou autogéré, des usines serbes reprises en main par leurs ouvriers et un ancien camp d'entraînement de la Stasi converti en Shangri-La de l'amour libre.
On s'agacera peut-être par moments d'une idéologie que l'on jugera un peu pré-mâchée (sur pain bio de préférence, avec un bon fromage de chèvre) mais l'on se gardera d'oublier qu'après tout, l'idolâtrie de la Terre-Mère vaut bien celle du CAC 40 et que notre pseudo-lucidité, bien souvent, n'est qu'un cynisme déguisé, alimenté par notre seule paresse petite-bourgeoise. Passé quelques aspects folkloriques, on découvrira donc un bien beau laboratoire, ouvrant sur une galaxie d'expériences aussi diverses qu'elles paraissent viables. On nous aurait donc menti ? Il serait donc possible d'abolir la propriété privée, sans coercition ni pressions ? L'homme ne serait pas forcément un loup pour l'homme et l'avidité ne commanderait pas nos vies ? C'est en tout cas ce qu'une poignée de gens - une poignée que l'on n'imaginait pas si nombreuse - s'attachent manifestement à démontrer tout au long de ce livre. À démontrer et, surtout, à vivre devant nos yeux, avec toutes les difficultés que cela comporte, bien entendu, mais avec une volonté sans failles et une implication absolue. On est bien loin du cliché du baba-cool crado et fainéant : s'engager dans un projet communautaire et alternatif, c'est pire que la Légion ! Les difficultés sont nombreuses : matérielles, économiques, affectives... mais volonté et solidarité ne sont pas non plus de vains mots et, l'un dans l'autre, on ne peut être qu'admiratif devant le travail accompli. D'autant que ces gens-là s'avèrent souvent de véritables experts en toutes sortes de techniques et des rois de la débrouille. La question est d'ailleurs plusieurs fois évoquée, comme l'un des écueils à de nombreux projets : les timides, les plus fragiles peinent parfois à trouver leur place dans des projets portés en priorité par de fortes individualités. Il est vrai qu'il faut en vouloir, au-delà, parfois, des contradictions : ainsi des membres de Cravirola, contraints de se nourrir de bouffe industrielle quand l'intégralité de leur production bio passe à rembourser leurs dettes.
Quoi qu'il en soit, on est heureux de voir perdurer, et même essaimer, certaines de ces expériences, comme celle de Longo Maï qui, depuis plus de trente ans, reste une expérience, un perpétuel chantier dans un vaste réseau d'échanges ouvert sur l'extérieur. Car, il faut le souligner et c'est peut-être l'une des clés de leur réussite, à l'encontre des utopies classiques aucune de ces initiatives ne se vit comme une île, hors du monde et du temps. Au contraire, elles s'inventent comme un avenir possible de la société, comme un geste politique, loin de toute dérive sectaire et de tout repli, dans une conscience aiguë des contextes politiques, socio-économiques et écologiques. À cet égard, le mot de la fin restera peut-être à Pepa, "directrice" de Paideia, en Espagne, qui, répondant à l'étonnement un peu naïf des auteurs de voir sortir aussi peu de militants d'une école anarchiste, leur confie : "notre objectif n'est pas de produire des anarchistes à la chaîne. Ils doivent choisir leur propre voie."

À noter que, depuis le début, ce livre est aussi un film. Pour ceux qui voudraient mettre un visage sur tous ces noms, le documentaire est visible ici.



dimanche 16 novembre 2014

Ficus carica Bibliothecae

Mystère naturel, qui ne cesse d'étonner depuis l'arrivée des premiers réfugiés. Il leur aurait d'ailleurs permis de passer sereinement les premiers étés, grâce à une production de figues encore plus étonnante.
Aberration sur racines, il défie les livres de botanique qui stipulent que ce genre de spécimen n'aurait jamais dû connaître un tel épanouissement sous de telles latitudes (ni à une telle altitude). Et pourtant, il a grandi et grandit encore, malgré les gelées automnales et les hivers parfois très rudes. Nul ne sait si sa croissance exceptionnelle se nourrit de l'aura du lieu ou des générations de moines enterrés dans l'enceinte du monastère.
Il est le doyen de la Bibliothèque.
Il a un tronc large et tordu qui buissonne en longues branches sinueuses, et des feuilles à foison qui s'épanouissent en essaims denses. Il jette en été une ombre verte, vaste et fraîche.
Mais le plus surprenant - ou le plus monstrueux, est sans nul doute sa fabuleuse production de figues qui nourrit jusqu'à l’écœurement les visiteurs de la Bibliothèque en période estivale. Dès les prémices de l'été, ses branches ploient déjà sous le poids des fruits qui engraissent au soleil, sous la pluie ou sous le vent, jusqu'aux premiers jours de l'automne.
Sa fécondité n'est pas sans rappeler celle, poétique, de Marcelle, qui prend de lui un soin jaloux, presque amoureux.

Usage du figuier (et de ses enfants malingres dispersés sur le Plateau) : - les préservatifs en latex de figuier, inventés par Jean-Didier Vaudourbolle.
"C'est quand même surprenant que notre moyen de contraception ait été mis au point, à l'origine, par le spécimen le plus fertile du Plateau."

- en cuisine : pâtisseries, pain, confiture, eau-de-vie... Il est possible de trouver à la Bibliothèque un recueil de recettes à base de figues, écrit en alexandrins par Marcelle. Les feuilles peuvent aussi servir à attendrir la viande.

- usage médicinal : .en lait, contre les verrues.
                               .en décoction contre la toux et les gastrites.
                               .en "cure Marcelle" : laxatif.

mardi 21 octobre 2014

Lu

De son vrai nom Marie Lefebvre. 22 ans. Née sur le Plateau (Le Bouquet).
Grande, cheveux et yeux noirs, teint pâle. D'après certain(e)s, son charme provient essentiellement de ses oreilles décollées et de son nez, qui rougit au premier froid.
La narratrice des Délaissés-2 est une jeune femme dont on découvre peu à peu les particularités et la part d'ombre. D'un naturel au premier abord enjoué et indépendant, elle s'avère en réalité d'une grande fragilité psychologique et d'une grande instabilité, qui l'ont fait placer dès son adolescence sous la "protection" du Noyau dur de L'épicerie après une période d'errance consécutive à l'abandon de ses parents, durant laquelle elle tomba sous la coupe de Dieter, un pédophile notoire.
Elle a donc sa cabane dans le parc du Château, même si, le plus souvent, elle dort avec Chloé, son amante "officielle". Car elle en a beaucoup d'autres, filles et garçons, avec une préférence pour les filles. Cœur d'artichaut pour les uns, Marie-couche-toi-là pour les autres, Lu tombe fréquemment amoureuse et n'y entend pas malice.
Incapable de s'astreindre à une activité régulière ou d'apprendre un métier, Lu est devenue la factrice d'un Plateau auquel elle se montre viscéralement attachée et dont elle connaît admirablement les chemins pour les avoir parcourus maintes et maintes fois d'une communauté à l'autre. On ne lui demande d'ailleurs pas grand-chose d'autre, sinon les menus services qu'elle est capable de rendre et des tâches ménagères qu'elle effectue de bon cœur. 
Le reste du temps, elle lit, avec une préférence marquée pour la poésie. 

Lu, vue par Mikhaïl
" Pourquoi Lu ? Ben parce que son nom de famille, en fait, c'est Lefebvre, qu'elle est très utile à la communauté et puis, bien sûr, qu'elle est à croquer..."
(Corentin)