Isabelle Fremeaux, John Jordan Les sentiers de l'utopie. - La Découverte, 2012.
Au
XIXe siècle, les jeunes Anglais fortunés avaient coutume d'achever leur
éducation par ce qu'on appelait alors "le grand tour", qui les voyait
visiter au pas de course ce qui se faisait de mieux en Europe en matière
d'art et de culture. Isabelle Fremeaux et John Jordan ne sont pas de
jeunes Anglais fortunés, mais des activistes que l'on imagine bien
connus des services de police. C'est pourtant bien à une sorte de grand
tour à leur façon qu'ils se sont dédiés pendant sept mois, le temps de
fignoler ce documentaire, à la recherche de tout ce que le vieux
continent pouvait offrir à l'amateur d'utopies en état de marche. Pas
tout à fait tout, bien sûr, mais un large échantillon et une assez belle
palette, qui va d'une école anarchiste espagnole aux vétérans de Longo
Maï et de Christiania, en passant par plusieurs communautés agricoles,
un Notre-Dame-des-Landes britannique, un village andalou autogéré, des
usines serbes reprises en main par leurs ouvriers et un ancien camp
d'entraînement de la Stasi converti en Shangri-La de l'amour libre.
On
s'agacera peut-être par moments d'une idéologie que l'on jugera un peu
pré-mâchée (sur pain bio de préférence, avec un bon fromage de chèvre)
mais l'on se gardera d'oublier qu'après tout, l'idolâtrie de la
Terre-Mère vaut bien celle du CAC 40 et que notre pseudo-lucidité, bien
souvent, n'est qu'un cynisme déguisé, alimenté par notre seule paresse
petite-bourgeoise. Passé quelques aspects folkloriques, on découvrira
donc un bien beau laboratoire, ouvrant sur une galaxie d'expériences
aussi diverses qu'elles paraissent viables. On nous aurait donc menti ?
Il serait donc possible d'abolir la propriété privée, sans coercition ni
pressions ? L'homme ne serait pas forcément un loup pour l'homme et
l'avidité ne commanderait pas nos vies ? C'est en tout cas ce qu'une
poignée de gens - une poignée que l'on n'imaginait pas si nombreuse -
s'attachent manifestement à démontrer tout au long de ce livre. À
démontrer et, surtout, à vivre devant nos yeux, avec toutes les
difficultés que cela comporte, bien entendu, mais avec une volonté sans
failles et une implication absolue. On est bien loin du cliché du
baba-cool crado et fainéant : s'engager dans un projet communautaire et
alternatif, c'est pire que la Légion ! Les difficultés sont nombreuses :
matérielles, économiques, affectives... mais volonté et solidarité ne
sont pas non plus de vains mots et, l'un dans l'autre, on ne peut être
qu'admiratif devant le travail accompli. D'autant que ces gens-là
s'avèrent souvent de véritables experts en toutes sortes de techniques
et des rois de la débrouille. La question est d'ailleurs plusieurs fois
évoquée, comme l'un des écueils à de nombreux projets : les timides, les
plus fragiles peinent parfois à trouver leur place dans des projets
portés en priorité par de fortes individualités. Il est vrai qu'il faut
en vouloir, au-delà, parfois, des contradictions : ainsi des membres de
Cravirola, contraints de se nourrir de bouffe industrielle quand
l'intégralité de leur production bio passe à rembourser leurs dettes.
Quoi
qu'il en soit, on est heureux de voir perdurer, et même essaimer,
certaines de ces expériences, comme celle de Longo Maï qui, depuis plus
de trente ans, reste une expérience, un perpétuel chantier dans un vaste
réseau d'échanges ouvert sur l'extérieur. Car, il faut le souligner et
c'est peut-être l'une des clés de leur réussite, à l'encontre des
utopies classiques aucune de ces initiatives ne se vit comme une île,
hors du monde et du temps. Au contraire, elles s'inventent comme un
avenir possible de la société, comme un geste politique, loin de toute
dérive sectaire et de tout repli, dans une conscience aiguë des
contextes politiques, socio-économiques et écologiques. À cet égard, le
mot de la fin restera peut-être à Pepa, "directrice" de Paideia, en
Espagne, qui, répondant à l'étonnement un peu naïf des auteurs de voir
sortir aussi peu de militants d'une école anarchiste, leur confie :
"notre objectif n'est pas de produire des anarchistes à la chaîne. Ils
doivent choisir leur propre voie."
À
noter que, depuis le début, ce livre est aussi un film. Pour ceux qui
voudraient mettre un visage sur tous ces noms, le documentaire est
visible ici.
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